SOIXANTE-SEIZIÈME CHAPITRE
Śālva provoque au combat les membres de la dynastie Yadu
Alors qu’il narrait les diverses Activités de Śrī Kṛṣṇa dans Son rôle d’homme ordinaire, Śukadeva Gosvāmī rapporta également l’histoire de la bataille qui opposa la dynastie Yadu à l’asura du nom de Śālva, lequel possédait un vaisseau aérien hors du commun et baptisé Saubha. Le roi Śālva était un grand ami de Śiśupāla, qu’il avait d’ailleurs accompagné en tant que membre de son escorte lorsque ce dernier se rendait auprès de Rukmiṇī, sa promise, pour la célébration de la noce. Au cours de la bataille qui s’était par la suite engagée entre les guerriers de la dynastie Yadu et les rois du camp opposé, Śālva avait connu la défaite. Mais il promit néanmoins à tous les rois présents qu’il débarrasserait un jour le monde de tous les membres de la dynastie Yadu. Et depuis cette défaite, il avait entretenu en lui une envie ineffaçable envers Kṛṣṇa. En vérité, il n’était qu’un insensé, car il avait promis de tuer le Seigneur Suprême.
Dans leur bêtise, de tels asuras se placent le plus souvent sous la protection d’un deva comme Śiva pour pouvoir parvenir à leurs fins. Ainsi de Śālva, qui désirait accroître sa puissance. Il se soumit à une forme d’austérité rigide, ne mangeant chaque jour qu’une poignée de cendre. Śiva, époux de Pārvatī, se montre en général fort miséricordieux, et rapidement satisfait par celui qui entreprend de rudes austérités en vue de s’attirer ses faveurs. Aussi, après que Śālva eut poursuivi ses austérités pendant une année, Śiva fut satisfait, et lui demanda de formuler son désir.
Śālva implora Śiva de lui donner un aéronef si puissant que nul deva, asura, homme, Gandharva, Nāga ou même Rākṣasa ne puisse le détruire. Plus, il désirait que l’aéronef soit à même de l’emmener partout où il voudrait, et qu’il soit particulièrement redoutable et menaçant pour la dynastie Yadu. Śiva le lui accorda sur-le-champ et avec l’aide de l’asura Maya, Śālva procéda sans tarder à la construction de cet aéronef d’acier, si robuste et formidable que nul ne pouvait l’abattre. C’était un engin immense, presque aussi grand qu’une ville, et il pouvait voler si haut et à une vitesse telle qu’il était pratiquement impossible de le voir, et que dire de l’attaquer ! Même dans le noir, son pilote pouvait le diriger à sa guise. Maître d’un aussi merveilleux vaisseau, Śālva se rendit à Dvārakā, car son but principal en demandant un tel aéronef était d’attaquer la ville des Yadus, envers lesquels il nourrissait un sentiment d’animosité permanent.
Śālva n’attaqua pas seulement la cité de Dvārakā du haut des cieux, mais la fit également cerner par un vaste nombre de soldats d’infanterie. Ces derniers s’en prirent aussitôt aux beaux lieux de la ville : ils opérèrent la destruction des portails, des hauts murs d’enceinte, des palais et des immeubles, ainsi que des pièces d’eau destinées au bain et des lieux où les citoyens se réunissaient pour se divertir. Et tandis que les fantassins attaquaient au sol, l’aéronef commença à jeter sur la ville d’énormes pans de rochers, des troncs d’arbres, des éclairs, des serpents venimeux et mille autres objets pour le moins dangereux. Śālva produisit également un si puissant tourbillon de vent dans la ville que tout Dvārakā fut plongée dans le noir en raison de la poussière qui couvrait désormais le ciel. Le vaisseau de Śālva plaça la ville entière dans une détresse égale à celle causée jadis à la Terre par Tripurāsura. Les habitants de Dvārakā Puri se virent tant accablés qu’ils ne connurent plus un seul instant de paix.
Les grands héros de Dvārakā, avec à leur tête d’illustres généraux tel Pradyumna, tentèrent de repousser l’attaque des guerriers en même temps que l’engin de Śālva. Dès qu’il constata l’extrême détresse des citoyens, Pradyumna regroupa ses guerriers et monta lui-même sur son char, encourageant les citoyens en leur assurant qu’ils n’avaient rien à craindre. Sur ses ordres, de nombreux combattants tels Sātyaki, Cārudeṣṇa et Sāmba – frères cadets de Pradyumna –, Akrūra, Kṛtavarmā, Bhānuvinda, Gada, Śuka et Sāraṇa, tous grands guerriers, chacun capable de lutter contre des milliers d’hommes, sortirent de la ville afin de combattre Śālva. Ils étaient armés jusqu’aux dents, et assistés de centaines et de milliers de combattants sur le char, d’éléphants, de chevaux et de fantassins. Un combat acharné s’engagea entre les deux parties, semblable à celui opposant jadis devas et asuras. La lutte était si sévère que quiconque l’observait sentit ses poils se dresser sur son corps.
Pradyumna dissipa aussitôt les effets de la magie exercée par l’aéronef de Śālva, roi de Saubha. Car, grâce à la puissance surnaturelle de son vaisseau, Śālva avait engendré des ténèbres aussi profondes que la nuit, mais Pradyumna était soudain apparu tel le soleil levant. De même que le lever du soleil chasse les ténèbres de la nuit, l’arrivée de Pradyumna réduisit à néant les pouvoirs de Śālva. Chacun des traits de Pradyumna portait une empenne dorée, et se terminait par une pointe de fer acérée. Pradyumna lança vingt-cinq de ses flèches, blessant grièvement le commandant en chef des armées de Śālva. Puis, il en dirigea une centaine sur Śālva lui-même. Après quoi il transperça d’une flèche chacun des guerriers du camp adverse, pour tuer ensuite les conducteurs de chars au moyen de dix traits pour chacun d’entre eux. Les chevaux, éléphants et autres montures furent abattus de trois flèches chacun. Lorsqu’ils virent ce merveilleux exploit de Pradyumna, tous les soldats des deux camps, et notamment les grands guerriers, se mirent à faire l’éloge de sa vaillance.
Mais l’avion qu’occupait Śālva n’en demeurait pas moins fort mystérieux. Si mystérieux qu’on aurait dit, à certains moments, qu’il y avait plusieurs vaisseaux dans le ciel, et à d’autres qu’il n’y en avait aucun. Il se faisait parfois visible, et d’autres fois invisible : les guerriers de la dynastie Yadu devinrent perplexes quant aux mouvements précis de l’engin. Ils l’apercevaient tantôt au sol, tantôt dans le ciel, tantôt au sommet d’une montagne, et tantôt flottant sur les eaux. L’extraordinaire aéronef se déplaçait dans le ciel à la manière d’une luciole dans le vent – il ne restait pas en place même pour un instant. Mais malgré ces manœuvres insolites, les généraux et les guerriers de la dynastie Yadu se ruaient vers Śālva où qu’il se présente avec son avion et ses soldats. Les traits de la dynastie Yadu brillaient comme le soleil et menaçaient comme des langues de serpents. Tous les hommes de Śālva se virent bientôt envahis par la détresse sous le flot incessant des flèches projetées par les héros Yadus, et Śālva lui-même finit par perdre conscience.
Cependant, les armées de Śālva déployaient elles aussi une puissance remarquable, et leurs flèches accablaient en retour les héros Yadus. Mais ceux-ci possédaient une force et une détermination telles qu’ils ne bougèrent pas de leurs positions stratégiques. Ils vaincraient ou sinon mourraient sur le champ de bataille. Ils restaient assurés que s’ils mouraient au combat, ce serait pour rejoindre quelque planète édénique ; et s’ils remportaient la victoire, le monde s’offrirait à leur plaisir. Le commandant en chef de Śālva s’appelait Dyumān, et jouissait d’une force peu commune. Bien que touché par vingt-cinq des flèches de Pradyumna, il se rua brusquement sur ce dernier pour le frapper de sa masse redoutable, et lui porta un coup si violent que Pradyumna en perdit conscience. Aussitôt s’éleva une clameur : « Le voilà mort ! Le voilà mort ! » La masse était venue frapper la poitrine de Pradyumna avec une force telle que celle d’un homme ordinaire en eût été déchirée.
Le char de Pradyumna était conduit par le fils de Dāruka. Selon le code martial védique, le conducteur de char et le héros qu’il transporte doivent coopérer pendant la bataille. C’est ainsi que le conducteur du char devait veiller sur le héros aux heures périlleuses et incertaines du combat. Le fils de Dāruka emmena donc le corps de Pradyumna loin du champ de bataille. Mais deux heures plus tard, en ces lieux paisibles, Pradyumna reprit conscience, et s’apercevant qu’il était loin de ses troupes, admonesta son conducteur en ces termes :
« Oh ! Quel acte abominable as-tu commis ! Pourquoi m’as-tu emmené loin du champ de bataille ? Sache, toi le conducteur de mon char, que jamais je n’ai entendu dire d’un seul guerrier de notre famille qu’il ait été soustrait du cœur de l’action. Non, aucun d’entre eux n’a jamais quitté le champ de bataille au cours d’un combat. Agissant ainsi, tu m’as chargé d’une lourde diffamation. On m’accusera d’avoir pris la fuite en pleine lutte. Ô guide de mon char, je dois t’accuser d’émasculation et de couardise. Dis-moi comment je pourrais désormais me présenter devant mon oncle Balarāma et mon père Kṛṣṇa ? Que leur raconterais-je ? Tous diront de moi que j’ai déserté le champ de bataille, et s’ils me demandent ce qui s’est passé, que pourrai-je bien leur répondre ? Mes belles-sœurs me couvriront de sarcasmes – « Cher héros, comment as-tu fait pour devenir aussi lâche ? Comment t’es-tu transformé en eunuque ? Comment as-tu pu tomber si bas en face de tes ennemis ? » Je pense, mon cher conducteur de char, que tu t’es rendu coupable d’une grave offense en m’éloignant du champ de bataille. »
Le fils de Dāruka répondit : « Mon cher maître, je te souhaite une longue vie. Je ne pense pas avoir commis d’erreur, puisqu’il va du devoir du conducteur de char d’aider son héros si celui-ci vient à se trouver dans une situation par trop incertaine. Cher maître, je te sais parfaitement compétent pour la lutte, mais le conducteur du char et le combattant doivent se protéger mutuellement en cas de danger. Je n’ai pas cessé d’avoir conscience des principes régulateurs du combat, et j’ai tout simplement rempli mon devoir. L’ennemi t’a brusquement frappé de sa masse, et si sévèrement que tu t’es évanoui. Tu te trouvais en péril, cerné par tes ennemis, et j’ai dû agir comme je l’ai fait. »
Ainsi s’achèvent les enseignements de Bhaktivedanta pour le soixante-seizième chapitre du Livre de Kṛṣṇa, intitulé : « Śālva provoque au combat les membres de la dynastie Yadu ».