TEXTS 8-12
amānitvam adambhitvam
ahiṁsā kṣāntir ārjavam
ācāryopāsanaṁ śaucaṁ
sthairyam ātma-vinigrahaḥ
indriyārtheṣu vairāgyam
anahaṅkāra eva ca
janma-mṛtyu-jarā-vyādhi-
duḥkha-doṣānudarśanam
asaktir anabhiṣvaṅgaḥ
putra-dāra-gṛhādiṣu
nityaṁ ca sama-cittatvam
iṣṭāniṣṭopapattiṣu
mayi cānanya-yogena
bhaktir avyabhicāriṇī
vivikta-deśa-sevitvam
aratir jana-saṁsadi
adhyātma-jñāna-nityatvaṁ
tattva-jñānārtha-darśanam
etaj jñānam iti proktam
ajñānaṁ yad ato ’nyathā
amānitvam: l’humilité; adambhitvam: la modestie; ahiṁsā: la non-violence; kṣāntiḥ: la tolérance; ārjavam: la simplicité; ācārya-upāsanam: approchant un maître spirituel authentique; śaucam: la pureté; sthairyam: la constance; ātmavinigrahaḥ: la maîtrise de soi; indriya-artheṣu: en ce qui concerne les sens; vairāgyam: le renoncement; anahaṅkāraḥ: étant dénué de faux ego; eva: certes; ca: aussi; janma: de la naissance; mṛtyu: la mort; jarā: la vieillesse; vyādhi: et la maladie; duḥkha: des souffrances; doṣa: la faute; anudarśanam: observant; asaktiḥ: étant sans attachement; anabhiṣvaṅgaḥ: étant sans contact; putra: avec le fils; dāra: l’épouse; gṛha-ādiṣu: le foyer, etc; nityam: constant; ca: aussi; sama-cittatvam: l’équilibre; iṣṭa: ce qui est désirable; aniṣṭaḥ: et ce qui est indésirable; upapattiṣu: étant parvenu; mayi: à Moi; ca: aussi; ananya-yogena: par le service de dévotion inconditionnel; bhaktiḥ: la dévotion; avyabhicāriṇī: sans cessation; vivikta: solitaire; deśa: à un endroit; sevitvam: aspirant; aratiḥ: étant sans attachement; jana-saṁsadi: pour les gens en général; adhyātma: ayant trait au soi; jñāna: dans la connaissance; nityatvam: l’application; tattva-jñāna: de la connaissance de la vérité; artha: pour l’objet; darśanam: la philosophie; etat: tout ceci; jñānam: la connaissance; iti: ainsi; proktam: déclaré; ajñānam: ignorance; yat: ce qui; ataḥ: que ceci; anyathā: autre.
L’humilité, la modestie, la non-violence, la tolérance, la simplicité, l’acceptation d’un maître spirituel authentique, la pureté, la constance, la maîtrise de soi, le renoncement aux objets du plaisir des sens, l’affranchissement du faux ego, la perception que naissance, maladie, vieillesse et mort sont des maux funestes, le détachement, l’émancipation des liens familiaux – femme, enfants, foyer et tout ce qui s’y rattache –, l’équanimité en toute situation, agréable ou pénible, la dévotion pure et assidue relèvent de la connaissance, laquelle implique aussi l’aspiration à vivre en un lieu solitaire, le désintérêt des fréquentations profanes, la reconnaissance de l’importance de la réalisation spirituelle et la quête philosophique de la Vérité Absolue. Tel est, Je le déclare, le savoir, et l’ignorance tout ce qui s’en écarte.
Ce processus d’acquisition du savoir, certains hommes d’intelligence étroite le tiennent pour l’interaction des éléments du champ d’action, alors qu’il s’agit en fait de la voie véritable du savoir. Il permet à celui qui l’adopte d’approcher la Vérité Absolue. Non seulement il ne représente pas l’interaction des vingt-quatre éléments matériels décrits plus haut, mais il constitue en outre le moyen de lui échapper. L’âme conditionnée est emprisonnée dans le corps fait de ces vingt-quatre éléments, et c’est justement le processus mentionné ici qui doit l’en libérer. On en trouve dans la première ligne du verset onze l’élément le plus important: la voie du savoir culmine dans le service de dévotion pur offert au Seigneur (mayi cānanya-yogena bhaktir avyabhicāriṇī). Si nous n’en arrivons pas au service de dévotion transcendantal, les dix-neuf autres éléments n’auront pas vraiment de valeur. Par contre, si nous adoptons le service de dévotion en pleine conscience de Kṛṣṇa, ces éléments se développeront naturellement en nous. Le Śrīmad-Bhāgavatam (5.18.12) le confirme: yasyāsti bhaktir bhagavaty akiñcanā sarvair guṇais tatra samāsate surāḥ. Toutes les bonnes qualités liées au savoir se développent en celui qui adopte le service de dévotion.
Le principe énoncé au verset huit, concernant l’acceptation d’un maître spirituel, est essentiel. Il est même primordial pour qui désire emprunter avec succès la voie de la dévotion, car la vie spirituelle ne commence vraiment qu’avec l’application de ce principe. Dieu, la Personne Suprême, Śrī Kṛṣṇa, établit clairement ici que cette voie du savoir est la véritable voie. Toute élucubration, tout ce qui s’en écarte, n’est qu’ineptie.
Les éléments présentés dans ce verset comme relevant du savoir peuvent être analysés comme suit. L’humilité, c’est ne pas rechercher la satisfaction de se voir honorer par autrui. En effet, notre conception matérielle de l’existence nous rend toujours anxieux de recevoir des honneurs; tandis que pour l’homme doté de la vraie connaissance – à savoir qu’il est distinct de son corps – tout ce qui se rapporte au corps, comme l’honneur et le déshonneur, est vain. Il est donc sage de ne pas rechercher ces honneurs matériels trompeurs. Par ailleurs, les gens avides de faire étalage de leur grande piété, sans bien comprendre eux-mêmes les principes de la religion, adhèrent souvent à des mouvements spirituels qui n’observent pas ces principes, et se présentent ensuite comme des guides religieux. Dans la science spirituelle, il faut avoir un moyen d’évaluer réellement son progrès. Les éléments que nous étudions maintenant nous permettront de le faire.
On croit généralement que la non-violence implique seulement de ne pas tuer ou porter atteinte au corps, mais la véritable non-violence consiste à n’être cause d’aucune angoisse pour autrui. L’ignorance emprisonne la plupart des gens dans une conception matérielle de la vie, si bien qu’ils souffrent perpétuellement en ce monde. Par conséquent, on fera bel et bien preuve de violence à leur égard si on ne les élève pas à la connaissance spirituelle. On doit faire tout ce qui est en son pouvoir pour donner aux gens la véritable connaissance afin qu’ils soient éclairés et échappent à l’emprisonnement de la matière. Alors pourra-t-on parler de véritable non-violence.
La tolérance consiste à supporter les insultes et le déshonneur. Lorsqu’on cherche à cultiver le savoir spirituel, on se trouve exposé à bien des affronts. Ainsi le veut la nature matérielle. Même Prahlāda, un enfant de cinq ans qui déjà avait entrepris de développer le savoir spirituel, fut menacé par son père. Il n’empêche que lorsque ce dernier attenta à ses jours par différents moyens, Prahlāda fit preuve de tolérance. Ainsi, même si de nombreux obstacles se dressent sur la voie du progrès spirituel, on doit apprendre à être tolérant et à poursuivre ses efforts avec détermination.
Être simple, c’est être assez franc et direct pour pouvoir, sans détours diplomatiques, dévoiler la vérité pure, fût-ce à un ennemi. Quant à l’acceptation d’un maître spirituel authentique, elle est essentielle, car privé de ses instructions, on ne peut progresser dans la science spirituelle. Le disciple doit approcher son maître spirituel avec humilité, être toujours prêt à le servir, de sorte qu’il soit heureux d’accorder ses bénédictions. Parce qu’il est le représentant de Kṛṣṇa, la puissance de ses bénédictions est telle qu’elle garantit le progrès immédiat du disciple, quand bien même ce dernier n’observerait pas les principes régulateurs de la vie spirituelle. Ou bien ces principes lui seront plus faciles à observer s’il sert avec ardeur son maître spirituel.
La pureté est également indispensable au progrès spirituel. Lorsqu’on parle de pureté, on parle bien évidemment de pureté interne, mais également de propreté externe, laquelle exige que l’on se lave régulièrement. La pureté interne implique que l’on pense toujours à Kṛṣṇa en chantant assidûment Ses saints noms (Hare Kṛṣṇa Hare Kṛṣṇa Kṛṣṇa Kṛṣṇa Hare Hare / Hare Rāma Hare Rāma Rāma Rāma Hare Hare) pour débarrasser le mental de toute la poussière du karma passé.
Être constant, c’est être vraiment décidé à progresser dans la vie spirituelle, car sans détermination, il ne peut y avoir d’avancement tangible. La maîtrise de soi consiste à rejeter tout ce qui est susceptible de nuire au progrès spirituel. Elle constitue, en ce sens, le vrai renoncement. Les sens sont si impétueux qu’ils recherchent constamment de nouveaux plaisirs. Il faut donc refuser de céder à ces demandes qui ne sont pas du tout indispensables et ne satisfaire les sens que dans la mesure où cela est nécessaire pour maintenir le corps en bonne santé, pour remplir son devoir et progresser dans la vie spirituelle. L’organe des sens le plus important et le plus difficile à contrôler est la langue. Qu’on la maîtrise, et il deviendra alors parfaitement possible de dominer les autres sens. La langue a deux fonctions: goûter et faire vibrer des sons. Systématiquement, donc, et de façon réglée, il nous faut la maîtriser en lui faisant goûter les reliefs sanctifiés de la nourriture offerte à Kṛṣṇa et chanter le mantra Hare Kṛṣṇa. Pour ce qui est des yeux, il faut ne leur laisser voir que la forme fascinante de Kṛṣṇa. Ainsi seront-ils contrôlés. Les oreilles devraient écouter ce qui a trait à Kṛṣṇa, et le nez sentir le parfum des fleurs qui Lui sont offertes. Telle est la science du service de dévotion, et l’on peut voir, dans ce verset, que la Bhagavad-gītā n’a en réalité pas d’autre objectif que de l’enseigner. Certains commentateurs peu sensés tentent de détourner l’attention du lecteur vers d’autres sujets, mais en fait, la Bhagavad-gītā ne traite pas d’autre chose que du service de dévotion.
Le faux ego, c’est s’identifier à son corps. Mais celui qui a conscience d’être une âme spirituelle, parce qu’il se sait distinct du corps, connaît le véritable ego. L’ego est toujours là; ce que l’on condamne est le faux ego, non pas le véritable ego. Les Textes védiques (Bṛhad-āraṇyaka Upaniṣad 1.4.10) nous enseignent: ahaṁ brahmāsmi – « Je suis Brahman, je suis de nature spirituelle. » Ce « je suis », cette perception de soi, continue d’exister même après la libération. Ce sens du moi, appliqué au corps, prend le nom de faux ego, tandis que s’il se rapporte au moi réel, il représente le véritable ego. Certains philosophes nous enjoignent d’abandonner notre ego, mais c’est là chose impossible, puisque ego est synonyme d’identité. Ce qu’il faut, en vérité, c’est abandonner toute identification au corps.
Il nous faut également prendre conscience des souffrances auxquelles nous exposent la naissance, la maladie, la vieillesse et la mort. Dans les Écrits védiques, on trouve de nombreuses descriptions de la naissance. Le Śrīmad-Bhāgavatam, par exemple, dépeint très nettement le monde où vit l’enfant qui n’est pas encore né, son séjour dans la matrice de la mère, ses souffrances, etc. Il faut bien comprendre à quel point il est pénible de naître. C’est parce que nous oublions les souffrances que nous avons connues dans le ventre de notre mère que nous ne cherchons pas à nous affranchir du cycle des morts et des renaissances. Et toutes sortes de souffrances nous attendent encore au moment de la mort, souffrances que décrivent également les Écritures védiques. Il est bon de connaître ces choses. Quant à la maladie et la vieillesse, nous en faisons tous, un jour ou l’autre, l’expérience. Bien qu’on ne souhaite ni tomber malade ni vieillir, on n’est pas pour autant en mesure de se soustraire à ces maux. Comprenons bien qu’à moins d’avoir une vision pessimiste de l’existence matérielle, en raison des tourments que génèrent la naissance, la vieillesse, la maladie et la mort, on risque de ne pas être suffisamment stimulé pour progresser spirituellement.
Pour ce qui est du détachement de la famille et du foyer, il ne s’agit pas de réprimer les sentiments naturels que suscitent en nous femme et enfants. Toutefois, quand ils font obstacle au progrès spirituel, il vaut mieux s’en détacher. Le meilleur moyen de rendre le foyer heureux est de devenir conscient de Kṛṣṇa. Il suffit de chanter Hare Kṛṣṇa Hare Kṛṣṇa Kṛṣṇa Kṛṣṇa Hare Hare / Hare Rāma Hare Rāma Rāma Rāma Hare Hare, de manger les restes sanctifiés de la nourriture offerte à Kṛṣṇa, de s’entretenir d’écrits comme la Bhagavad-gītā et le Śrīmad-Bhāgavatam, et de rendre un culte au Seigneur dans Sa forme arcā. Ces quatre activités rendront joyeux quiconque les adopte. Chacun devrait inciter les membres de sa famille à suivre cette voie. Soir et matin, tous peuvent se réunir et chanter Hare Kṛṣṇa Hare Kṛṣṇa Kṛṣṇa Kṛṣṇa Hare Hare / Hare Rāma Hare Rāma Rāma Rāma Hare Hare. Pour qui peut modeler sa vie familiale sur ces quatre principes et développer la conscience de Kṛṣṇa, il n’est nul besoin de quitter le foyer et d’adopter l’ordre du renoncement. Mais si les attaches familiales font obstacle au progrès spirituel, il ne faut pas hésiter à les trancher. On doit être prêt, à l’instar d’Arjuna, à tout sacrifier pour servir et réaliser Kṛṣṇa. Arjuna ne voulait pas tuer les membres de sa famille, mais lorsqu’il comprit que ceux-ci constituaient un obstacle à sa réalisation de Kṛṣṇa, il suivit Ses instructions et livra bataille. En toutes circonstances, nous devons nous détacher des joies et des peines de la vie familiale, car il est impossible, en ce monde, d’être totalement heureux ou totalement malheureux.
Joies et peines vont de pair avec l’existence matérielle. Il faut donc apprendre à les tolérer, comme le recommande la Bhagavad-gītā. Joies et peines vont et viennent sans qu’on n’y puisse rien. Mieux vaut donc se détacher du matérialisme et développer l’équanimité. D’ordinaire, nous nous réjouissons lorsqu’un événement favorable survient, et nous nous attristons dans le cas contraire. Mais au niveau spirituel, ces diverses conditions ne nous perturbent plus. Pour parvenir à cet état, nous devons pratiquer inflexiblement le service de dévotion. Servir Kṛṣṇa sans faire d’écart signifie adopter les neuf activités dévotionnelles (écouter, glorifier, se rappeler, adorer, offrir des prières, etc.), comme on l’a expliqué dans le dernier verset du neuvième chapitre. Il est important de suivre cette méthode.
Quand on est parvenu à se fixer dans la vie spirituelle, on évite tout naturellement la compagnie des matérialistes, car elle pourrait nuire à notre avancement. Aussi peut-on se mettre à l’épreuve en déterminant à quel point on désire vivre en un lieu solitaire, loin de tout contact indésirable. Un dévot n’a, par nature, aucun goût pour les sports futiles, le cinéma, les réceptions mondaines, parce qu’il comprend que ce n’est qu’une simple perte de temps. Bon nombre de chercheurs et de philosophes se penchent aujourd’hui sur divers sujets, comme la vie sexuelle par exemple. Mais la Bhagavad-gītā n’accorde aucune valeur à ce genre de recherches et de spéculations, toutes plus ou moins ineptes. Elle nous enjoint au contraire d’orienter notre étude, par l’analyse philosophique, sur la nature de l’âme, et de nous efforcer de comprendre le moi véritable.
En ce qui touche à la réalisation spirituelle, il est clairement établi ici qu’avec le bhakti-yoga s’ouvre la plus pratique des voies. Dès qu’il est question de dévotion, on doit nécessairement considérer la relation qui unit l’âme individuelle à l’Âme Suprême. En effet, l’âme individuelle et l’Âme Suprême ne peuvent être une seule et même personne. Cette idée va tout à fait à l’encontre du principe même de la bhakti, de la dévotion. C’est une relation de service qui unit l’âme distincte à l’Âme Suprême, relation au demeurant éternelle (nityam), comme l’établit clairement la Bhagavad-gītā. C’est pourquoi la bhakti, le service de dévotion, est, en elle-même, éternelle. Il faut en être convaincu philosophiquement.
Le Śrīmad-Bhāgavatam (1.2.11) enseigne: vadanti tat tattva-vidas tattvaṁ yaj jñānam advayam – « Ceux qui connaissent vraiment la Vérité Absolue savent que l’on réalise l’Être Suprême sous trois aspects: le Brahman, le Paramātmā et Bhagavān. » Bhagavān est l’aspect ultime de la Vérité Absolue. Parvenir au sommet de la réalisation spirituelle en prenant conscience de Dieu, la Personne Suprême, et en Le servant avec dévotion, c’est parvenir à la perfection de la connaissance.
Ce processus d’acquisition du savoir est à l’image d’un escalier. Il commence par la pratique de l’humilité pour aboutir à la réalisation de la Vérité Absolue, Dieu, la Personne Suprême. Nombreux sont ceux qui gravissent les premières marches mais à moins d’atteindre la dernière, celle de la connaissance de Kṛṣṇa, ils demeurent à un stade de savoir inférieur. Ajoutons que vouloir rivaliser avec Dieu, et en même temps progresser sur la voie spirituelle, ne mène à rien. Il est clairement établi qu’on ne peut atteindre la connaissance sans développer l’humilité. Or se croire Dieu est le comble de l’orgueil. L’entité vivante, constamment châtiée par la nature matérielle, ne peut continuer de penser « Je suis Dieu » que par pure ignorance. Le premier pas vers la connaissance, c’est donc l’humilité (amānitva). Il faut être humble et reconnaître que notre position est subordonnée à celle du Seigneur Suprême. D’autant que c’est notre rébellion contre Son autorité qui nous rend esclaves de la nature matérielle. Nous devons en être convaincus.