SEIZIÈME CHAPITRE
Victoire sur Kāliya
Lorsqu’Il comprit que les eaux de la Yamunā étaient polluées par Kāliya, le serpent noir, Śrī Kṛṣṇa entreprit de le punir et le chassa de la rivière, dont les eaux redevinrent pures.
Mahārāja Parīkṣit, entendant cette histoire des lèvres de Śukadeva Gosvāmī, fut pris d’un désir plus ardent encore de connaître mieux les Divertissements d’enfance de Kṛṣṇa. Comment Kṛṣṇa avait-Il puni Kāliya, hôte indésirable, pendant de nombreuses années, de ces eaux saintes ? Mahārāja Parīkṣit s’enthousiasmait chaque heure davantage d’écouter les Divertissements sublimes de Kṛṣṇa ; c’est avec grand intérêt qu’il posa sa question.
Śukadeva Gosvāmī conta ainsi l’histoire de Kāliya : la rivière Yamunā formait un grand lac, où vivait le serpent noir. Si maléfique son venin, si infecte la souillure, que jour et nuit, sans arrêt, le lac répandait sur tous les environs des nuées de vapeurs nocives. Des oiseaux de passage, tous atteints par les miasmes, tombaient morts dans l’eau.
Par l’effet corrosif des vapeurs de la Yamunā, les arbres, les gazons et les herbes des berges et des alentours s’étaient desséchés. Śrī Kṛṣṇa vit les méfaits du grand serpent : les eaux de la rivière, qui couraient devant Vṛndāvana, étaient désormais mortelles.
Śrī Kṛṣṇa, qui parut en ce monde pour mettre fin aux actes des mauvais, aussitôt grimpa dans un grand arbre kadamba sur la rive même de la Yamunā. L’arbre kadamba porte une fleur ronde et jaune ; on en voit surtout dans la région de Vṛndāvana. Parvenu à la branche la plus haute, Il resserra Sa ceinture et, battant des bras comme un lutteur, plongea au cœur du lac empoisonné. Le kadamba duquel Kṛṣṇa Se jeta était le seul arbre encore vivant. Certains commentateurs disent qu’il reprit vie dès que le touchèrent les pieds pareils-au-lotus de Kṛṣṇa. Certains Purāṇas, par ailleurs, content que Garuḍa, l’éternel oiseau-porteur de Viṣṇu, sachant que cet arbre devrait dans l’avenir servir de tremplin à Kṛṣṇa, y versa, pour le préserver, du nectar. Quand Śrī Kṛṣṇa eut atteint les eaux de la Yamunā, la rivière grossit et inonda ses berges comme sous l’effet d’une masse gigantesque. Rien d’étonnant à cette preuve de puissance, car Kṛṣṇa est la Source intarissable de toute puissance.
Nageant comme un éléphant dans toute sa force, Kṛṣṇa fit un bruit tumultueux, que ne manqua pas d’entendre le grand serpent noir Kāliya. Tapage intolérable ! Le monstre pouvait deviner qu’il s’agissait là d’une attaque. Il se présenta donc aussitôt devant Kṛṣṇa. Si beau, si délicat était le Corps de Kṛṣṇa que Kāliya pensa qu’il valait bien la peine de le voir ; Son teint était celui d’un nuage sombre, Ses jambes rappelaient la fleur de lotus. Il était paré du Śrīvatsa, de joyaux et d’habits jaunes. Son merveilleux visage souriait et Il S’ébattait avec une admirable puissance dans la rivière. Mais bien que fasciné, Kāliya sentit en son cœur bouillir la colère, et saisit le jeune Pâtre dans l’étreinte de ses puissants anneaux.
À cette vue invraisemblable, les petits pâtres affectueux et tous les habitants de Vṛndāvana furent pétrifiés de frayeur. Ils avaient voué à Kṛṣṇa toute leur existence, leurs biens, leur affection, leurs actes ; lorsqu’ils Le virent dans cette posture, la peur les envahit et ils tombèrent sur le sol. Les vaches, les bœufs et les petits veaux étaient tous noyés de chagrin, et jetèrent vers Kṛṣṇa un regard plein d’angoisse. Ils ne pouvaient que pleurer, enfermés dans une douleur profonde, et se tenir figés sur les berges de la rivière, incapables de porter secours à leur Bien-aimé.
Alors se manifestèrent de noirs augures. La terre trembla, des météores tombèrent du ciel et le corps des hommes frémit. Tous ces signes laissent prévoir un danger immédiat, terrible. Observant ces sinistres présages, les pâtres restés au village, et avec eux Nanda Mahārāja, sentirent les mordre l’angoisse. Et à ce moment même, ils apprirent que Kṛṣṇa S’était rendu dans les pâturages sans Son Frère aîné, Balarāma. Ces nouvelles accrurent l’inquiétude de Nanda, de Yaśodā et de tous les pâtres. À cause de l’affection intense qu’ils portaient à Kṛṣṇa, inconscients de l’étendue de Ses puissances, ils furent submergés par le chagrin et l’angoisse : rien ne leur était plus cher que Kṛṣṇa, ils Lui avaient tout dédié, existence, possessions, affection, mental et actes. Leur attachement à Kṛṣṇa fit naître en eux cette pensée : « Aujourd’hui, sans doute. Kṛṣṇa connaîtra la défaite ! »
Pour voir Kṛṣṇa, tous les habitants de Vṛndāvana étaient sortis du village. Dans l’assemblée, on comptait des enfants, des jeunes gens, des vieillards, des femmes, des animaux… toutes les espèces d’êtres vivants : Kṛṣṇa – ils le savaient – représentait leur unique soutien. Pendant cette scène, Balarāma, le Maître de tout savoir, Se tenait là, souriant. Il connaissait la toute-puissance de Son jeune Frère Kṛṣṇa : il n’y avait nulle raison de s’inquiéter à voir Kṛṣṇa combattre un serpent. Aussi Balarāma ne partageait-Il point l’accablement des autres. Toutefois, les habitants de Vṛndāvana, bouleversés, partirent à la recherche de Kṛṣṇa en suivant sur le sol les empreintes de Ses pieds, qui se dirigent vers la Yamunā. Enfin, conduits par les empreintes marquées de l’étendard, de l’arc et de la conque, ils parvinrent aux rives et virent vaches et jeunes pâtres sanglotant, et dans les eaux Kṛṣṇa ceint des anneaux du serpent noir. Alors, ils sombrèrent plus encore dans la peine. C’en était fini de Kṛṣṇa, et ils se fondirent dans un océan de chagrin.
Or, Balarāma, de les voir ainsi s’affliger, souriait toujours. Ils ne connaissaient pas grand-chose de Kṛṣṇa, mais leur amour pour Lui était sans égal. Devant la vision horrible, voilà qu’ils repensèrent à l’amitié de Kṛṣṇa, à Son visage souriant, Ses douces paroles et Ses rapports avec eux. De tels souvenirs, avec la certitude que Kṛṣṇa, le Bien-aimé, était désormais la proie de Kāliya, leur donnèrent le sentiment que soudain les trois mondes étaient devenus vides. Śrī Caitanya Mahāprabhu dit également qu’Il sentait les trois mondes déserts en l’absence de Kṛṣṇa. Tel est le plus haut niveau de la conscience de Kṛṣṇa. Presque tous les habitants de Vṛndāvana connaissaient la plus haute extase spirituelle, l’amour de Kṛṣṇa.
Lorsque Yaśodāmātā arriva sur les lieux, elle voulut se jeter dans la rivière ; comme on la retenait, elle s’évanouit. D’autres, dont la peine était profonde, pleuraient tant que leurs larmes rappelaient des vagues ou des torrents de pluie, mais, pour ranimer Mère Yaśodā, ils entreprirent de chanter d’une voix forte les sublimes Divertissements de Kṛṣṇa. Mère Yaśodā demeura figée, comme morte, car sa conscience s’était arrêtée sur le visage de Kṛṣṇa. Nanda et tous les autres, qui avaient tout donné à Kṛṣṇa, jusqu’à leur propre existence, s’apprêtaient à entrer dans les eaux de la Yamunā, mais Śrī Balarāmajī, fort du parfait savoir que nul danger ne menaçait Kṛṣṇa, les arrêta.
Deux heures entières, Kṛṣṇa demeura dans l’étreinte des anneaux de Kāliya, comme un enfant ordinaire, mais voyant que tous les habitants de Gokula, y compris Sa mère, Son père, les gopīs, les jeunes pâtres et les vaches, étaient près de mourir de chagrin, et qu’ils n’avaient nul moyen d’y échapper, Kṛṣṇa Se libéra. Il dilata Son Corps, jusqu’à ce que le serpent, qui s’obstinait à Le retenir, ressente une insupportable tension, et lâche prise. Mais d’avoir dû laisser échapper le Seigneur, plus grande fut sa colère : il gonfla ses gigantesques nuques. De ses narines sortirent des fumées toxiques ; ses yeux flamboyaient et des flammes jaillissaient de ses bouches. Il resta figé quelques instants, le regard fixé sur Kṛṣṇa. Passant sur ses lèvres ses langues bifides, il regardait Kṛṣṇa ; ses nuques avaient doublé de taille et son regard même était plein de venin. Aussitôt, tel Garuḍa s’abattant sur un reptile, Kṛṣṇa fondit sur Kāliya. Lui crut l’occasion venue de mordre, mais le Seigneur Se jeta dans son dos. Kṛṣṇa et Kāliya tournèrent ainsi en rond, mais peu à peu, le monstre se fatigua et parut perdre beaucoup de sa puissance. Alors, Kṛṣṇa rabattit les têtes du serpent et sauta sur elles. Les pieds pareils-au-lotus du Seigneur se teintèrent des rayons rouges qui sortaient des joyaux incrustés sur les têtes du serpent. Puis, Artiste originel, Maître de tous les arts, Il Se met à danser sur les têtes de Kāliya, bien qu’elles ondulent, qu’elles roulent ici et là. À cette vue, les habitants des planètes supérieures jetèrent en pluie des fleurs, battirent leurs tambours, jouèrent de diverses flûtes, chantèrent hymnes et prières. Ainsi furent satisfaits les Gandharvas, les Siddhas, les devas, bref tous les êtres vivant sur les planètes édéniques.
Pendant que Kṛṣṇa dansait sur quelques-unes de ses têtes, Kāliya tentait, avec d’autres, de Le faire choir. Le monstre possédait environ cent têtes, mais Kṛṣṇa les maîtrisa sans exception. De Ses pieds pareils-au-lotus, Il Se mit à frapper Kāliya : voilà plus que le serpent ne pouvait tolérer ! Peu à peu, il en fut réduit à simplement lutter pour garder la vie. Il vomit des immondices de toutes sortes et cracha du feu. Plus il rejetait de poison, plus il s’affranchissait de ses péchés. Pris de colère furieuse, dans un ultime effort pour sauver son existence, il essaya, élevant une de ses têtes, de toucher à mort le Seigneur. Mais Lui S’empare de cette tête, et la maîtrise, et dansant, la foule de Ses pieds. On eut dit alors que Kāliya vouait son adoration à Dieu, la Personne Suprême, Śrī Viṣṇu ; les miasmes empoisonnés qui sortaient des bouches devinrent comme des fleurs portées en offrande. Désormais, au bout de ses forces, Kāliya rendit non plus du poison mais du sang. Tout son corps semblait brisé par les coups du Seigneur. En son mental, cependant, il finit par comprendre que Kṛṣṇa était Dieu, la Personne Suprême, et décida de s’abandonner à Lui. Kāliya vit dans Kṛṣṇa le Seigneur Suprême, le Maître de tout.
Les épouses de Kāliya, les Nāgapatnīs, virent leur bien-aimé réduit par les coups du Seigneur, en qui repose tout l’Univers. Elles s’apprêtaient à L’adorer, malgré leurs vêtements, leur chevelure et leurs parures défaits dans la hâte et le trouble. Elles aussi s’abandonnèrent au Seigneur Suprême, et Lui adressèrent des prières. Elles se montrèrent à Lui, avec leurs enfants, et tout inquiètes, se prosternant sur les berges de la Yamunā, Lui offrirent leur hommage respectueux. Les Nāgapatnīs savaient que Kṛṣṇa est le Refuge de toutes les âmes soumises ; en Le satisfaisant par leurs prières, elles voulaient délivrer leur époux du danger.
Ainsi prièrent les Nāgapatnīs : « Ô Seigneur, Tu Te montres égal envers tous. Tu ne fais nulle distinction entre fils, ami et ennemi. Aussi le châtiment qu’avec bonté Tu as infligé à Kāliya marque-t-il justice. Ô Seigneur, Tu es descendu en ce monde pour anéantir ceux qui en détruisent l’harmonie, mais parce que Tu es la Vérité Absolue, nulle différence ne sépare Ta miséricorde et Ton châtiment. La punition que Tu as infligée à Kāliya, pour nous plutôt semble une bénédiction. Car elle manifeste Ton infinie miséricorde : l’être que tu as puni voit s’effacer les conséquences de ses actes coupables. Qui doute que cet être reptilien devait foisonner de péchés de toutes sortes ? Sinon, pourquoi aurait-il obtenu la forme d’un serpent ? Ta danse sur ses têtes a réduit à rien les conséquences des actes pécheurs auxquels il a dû se livrer pour posséder un tel corps. Que Ta colère et ce châtiment sont de bon augure ! Quelle surprise, pour nous, de voir comment Tu as obtenu satisfaction de ce serpent ; lui, pour connaître Ta grâce, a dû certes accomplir dans ses existences antérieures des rites religieux. Il s’est certes soumis à diverses austérités, et a dû par là com-bler tous les êtres ; il a également dû entreprendre des œuvres charitables pour le bienfait de tous dans l’univers. »
Les Nāgapatnīs confirment ainsi que nul ne peut entrer en présence de Kṛṣṇa sans avoir, en des existences précédentes, accompli quelque acte vertueux dans le service de dévotion. Comme l’enseigne Śrī Caitanya dans Son Śikṣāṣṭaka, on doit exécuter le service de dévotion en chantant humblement le mantra Hare Kṛṣṇa, en se sentant plus bas qu’un fétu de paille sur le chemin et n’attendant d’autrui nul honneur mais offrant soi-même à autrui toutes formes de respect. Les Nāgapatnīs s’étonnaient : bien que doté, par ses graves fautes, d’un corps de serpent, Kāliya avait obtenu le contact du Seigneur, il avait obtenu que les pieds pareils-au-lotus de Ce dernier touchent ses têtes. Voilà certes qui ne relève pas des suites ordinaires d’un quelconque acte de vertu. Ces contradictions les laissaient perplexes. Elles poursuivirent donc ainsi leurs prières : « Ô Seigneur, nous sommes tout simplement stupéfaites de voir Kāliya fortuné au point de recevoir sur sa tête la poussière de Tes pieds pareils-au-lotus. Car c’est une faveur à laquelle aspirent tous les grands saints. La déesse de la fortune elle-même s’infligea de sévères austérités dans cet espoir ; comment, donc, ce serpent l’a-t-il réalisé si facilement, et sur sa tête ? Des maîtres nous ont appris que les êtres bénis de la poussière de Tes pieds pareils-au-lotus n’éprouvent pas même d’attrait pour la position la plus élevée dans l’univers, celle de Brahmā, ou bien le trône des planètes édéniques ; être souverain sur notre planète, ils ne le veulent pas non plus, ni sur les planètes au-delà, comme Siddhaloka ; ni obtenir les pouvoirs surnaturels du yogī. En purs bhaktas, ils n’aspirent jamais à la libération qui consiste à ne plus faire qu’Un avec Toi. Ô Seigneur, bien que né au sein d’espèces que nourrit l’ignorance la plus abominable, et sur qui règne la colère, ce roi des serpents a obtenu la chose la plus précieuse, la plus rare au monde. Les êtres qui dans cet univers errent à travers les différentes espèces de vie peuvent aisément connaître le plus grand bienfait, mais seulement par Ta grâce. »
Le Caitanya-caritāmṛta confirme lui aussi que les êtres vagabondent de par l’univers en diverses espèces de vie, mais qu’ils peuvent, par la miséricorde de Kṛṣṇa et du maître spirituel, accueillir la semence du service de dévotion et voir ainsi pour eux s’ouvrir le chemin de la libération.
Les Nāgapatnīs continuèrent : « Nous T’offrons donc notre hommage respectueux, ô Seigneur bien-aimé, car Tu es la Personne Suprême, sise en chaque être en tant que le Paramātmā ; bien que Tu transcendes la manifestation cosmique, tout ce qui s’y trouve repose en Toi. Tu es la Personnification même du temps éternel, infatigable. La force du temps existe tout entière en Toi, Tu en possèdes la parfaite vision et représentes Toi-même l’Incarnation du temps dans sa totalité, sous toutes ses formes : passé, présent, futur, mois, jour, heures, instants. C’est pourquoi, ô Seigneur, Tu peux voir de vision parfaite toutes les activités qui se déroulent à tout moment, à chaque heure, jour, année, du passé, du présent ou du futur. Tu es Toi-même la forme universelle ; cependant, Tu demeures distinct de cet univers. Tu es en même temps identique à l’univers, et différent de lui. Ainsi, accepte de nouveau, sans cesse, notre hommage respectueux.
Tu es Toi-même l’univers tout entier, et pourtant Tu en es le Créateur. Tu le régis, Tu le maintiens, Tu en es la Cause originelle. Tu demeures au-delà de la création matérielle, bien que Tu y sois présent sous la forme des guṇa-avatāras : Brahmā, Viṣṇu et Maheśvara. Bien que Cause de la manifestation des innombrables êtres vivants, et de leurs sens, de leur existence, de leur mental, de leur intelligence, Tu ne peux être par eux réalisé qu’à travers Ton énergie interne. Nous T’offrons donc notre hommage respectueux, Toi le Sans-limite, le plus ténu que le plus ténu, le Centre de toute la création et le Connaissant de toutes choses.
Les philosophes spéculatifs, des diverses écoles, s’efforcent de T’atteindre, Toi le But ultime de toutes tentatives philosophiques, Celui que décrivent en vérité toutes les philosophies, toutes les doctrines. Offrons à Ta Personne notre hommage respectueux, car Tu es l’Origine de toute Écriture et la Source du savoir. Tu es la Racine de toute vérité et la Personne Suprême, qui peut nous bénir du savoir suprême. De Toi tirent leur origine toutes les sortes de désirs, de Toi encore émanent toutes les sortes de satisfactions. Tu es les Vedas personnifiés. Nous T’offrons donc notre hommage respectueux.
« Ô Seigneur, Tu es Dieu, la Personne Suprême, Śrī Kṛṣṇa, le Bénéficiaire suprême, qui maintenant est apparu en tant que Fils de Vasudeva, lui-même une manifestation de la pure Vertu. Tu es Pradyumna et Aniruddha, les devas-maîtres du mental et de l’intelligence, ainsi que le Seigneur de tous les vaiṣṇavas. À travers Ton émanation de catur-vyūha, qui consiste en Vāsudeva, Saṅkarṣaṇa, Aniruddha et Pradyumna, Tu es la Source du développement du mental et de l’intelligence. C’est Toi seul qui fais que les êtres vivants soient couverts par l’oubli ou retrouvent leur identité véritable. Ce que confirme la Bhagavad-gītā (15.15) : le Seigneur est sis dans le cœur de chacun en tant que l’Âme Suprême, et Sa présence seule fait que l’être oublie ou ravive son identité originelle. S’il nous est donné de plus ou moins comprendre que Tu Te trouves dans notre cœur en tant que Témoin de tous nos actes, il nous est cependant bien difficile d’apprécier Ta présence, bien que nous le puissions dans une certaine mesure. Tu es le Maître ultime des énergies matérielles et spirituelles, et par là même, le Dirigeant suprême, bien que distinct de la manifestation cosmique. De cette dernière, Tu es le Créateur, le Témoin et l’Ingrédient même. Nous T’offrons notre hommage respectueux.
Tu n’as aucun effort personnel à fournir dans l’œuvre de création ; Tu peux créer, maintenir et anéantir la manifestation cosmique par le seul déploiement de Tes diverses énergies, des trois guṇas : la Vertu, la Passion et l’Ignorance. Maître de la force du temps, Tu peux, par un simple regard sur l’énergie matérielle, créer cet univers et donner l’énergie nécessaire aux diverses forces de la nature matérielle, qui agissent différemment en différentes créatures. Nul ne peut donc comprendre comment Tu agis en ce monde.
Ô Seigneur, Tu T’es manifesté sous la forme des trois principales divinités de cet univers, Brahmā, Viṣṇu et Śiva, pour que s’opèrent la création, le maintien et la destruction, mais Ton Apparition en tant que Śrī Viṣṇu a pour but spécial le bienfait de tous les êtres. Aussi est recommandée à ceux qui vivent dans la paix et aspirent à la paix suprême l’adoration de Ton aspect paisible de Śrī Viṣṇu.
Ô Seigneur, nous Te soumettons nos prières. Tu le vois, ce malheureux serpent va perdre la vie. Tu sais que pour nous, femmes, notre existence même et tout ce que nous possédons réside en l’époux ; nous T’implorons, aie la bonté d’accorder Ton pardon à Kāliya, car s’il venait à mourir, nous, ses femmes, serions fort désemparées. Considère seulement notre sort, et non ses offenses. Cher Seigneur, chaque être est engendré de Toi, de chaque être Tu assures le maintien. Ce serpent est donc Ton fils ; oui, par ignorance de Tes pouvoirs, il a commis à Ton endroit des offenses graves, mais Tu peux pour cette fois les effacer, nous T’en implorons. Ô Seigneur, nous T’offrons avec amour notre service, car toutes nous sommes Tes éternelles servantes. Quoi que Tu désires, demande-le, et nous agirons selon Ton ordre. Quiconque accepte d’agir ainsi se trouve soulagé de tout désespoir. »
Ayant entendu ces prières, Śrī Kṛṣṇa mit fin au châtiment de Kāliya, lequel, d’avoir été frappé par le Seigneur, était déjà tombé inconscient. En recouvrant la conscience, affranchi de son châtiment, il retrouva du même coup sa force vitale et l’acuité de ses sens. Les mains jointes, il se mit humblement à adresser des prières au Seigneur Suprême, Śrī Kṛṣṇa : « Ô Seigneur, j’ai pris naissance au sein d’une espèce qui veut que par nature je sois coléreux et jaloux, puisque baignant dans les plus épaisses ténèbres de l’ignorance. Ta Grâce sait combien il est difficile d’abandonner ses instincts naturels, bien qu’ils fassent que l’être transmigre d’un corps à un autre. » La Bhagavad-gītā dit également qu’il est fort malaisé de se défaire de l’emprise de la nature matérielle, mais elle ajoute que pour quiconque s’abandonne à Dieu, la Personne Suprême, Śrī Kṛṣṇa, il n’est plus question de l’influence des guṇas, de la nature matérielle. « Cher Seigneur, continua Kāliya, Tu es l’Origine de tous les guṇas, par quoi est créé l’univers, la Cause des diverses mentalités que possèdent les êtres, mentalités déterminant les corps qu’ils revêtiront. Ô Seigneur, Je suis né serpent et, d’instinct, porté à la colère. Comment donc, sans Ta Grâce, me serait-il possible d’abandonner cette nature, par moi acquise. Qu’il est difficile d’échapper aux griffes de Ta māyā, qui nous condamne à l’esclavage ! Ô Seigneur, pardonne, je T’en prie, mes fatales tendances matérielles. Tu peux me châtier ou me sauver à Ton gré. »
Entendant ces mots de Kāliya, Dieu, la Personne Suprême, qui jouait le rôle d’un petit enfant, commanda au serpent. « Quitte aussitôt ces lieux, et va vers l’océan. Pars sans délai. Avec toi, tu peux emmener toutes tes épouses, ta géniture et tes possessions. Ne pollue point les eaux de la Yamunā. Qu’elles désaltèrent sans risque Mes vaches et Mes amis les pâtres ! » Le Seigneur demanda ensuite que l’ordre qu’Il venait de donner au serpent Kāliya soit récité et entendu de tous, afin que nul ne craigne plus longtemps le monstre.
Quiconque entend le récit du serpent Kāliya et de son châtiment n’aura plus à craindre les mouvements jaloux des serpents. Le Seigneur déclara aussi : « Quiconque se baignera dans le lac de Kāliya, où Mes amis les pâtres et Moi-même nous sommes baignés, quiconque, après avoir observé le jeûne pendant une journée, offrira en oblation aux ancêtres l’eau de ce lac, se verra affranchi de toutes les suites de ses actes pécheurs. » Le Seigneur rassura également Kāliya : « Tu es venu en ces lieux par crainte de Garuḍa, qui voulait te dévorer sur la terre merveilleuse, en bordure de l’océan ; or, sache-le, désormais, voyant sur tes têtes les marques de Mes pieds pareils-au-lotus, jamais plus Garuḍa ne te causera de trouble. »
Le Seigneur était satisfait de Kāliya et de ses épouses. Dès qu’elles eurent entendu l’ordre du Seigneur, les Nāgapatnīs Lui vouèrent leur adoration en Lui offrant en abondance de beaux vêtements, des fleurs de lotus et autres, des guirlandes, des joyaux, des parures, de la pulpe de bois de santal et des fruits délicieux. Ainsi, elles donnèrent satisfaction au Maître de Garuḍa, l’aigle qu’elles redoutaient si fort ; puis, se pliant aux instructions de Śrī Kṛṣṇa, Kāliya, ses épouses et leur géniture quittèrent le lac que formait la Yamunā.
Ainsi s’achèvent les enseignements de Bhaktivedanta pour le seizième chapitre du Livre de Kṛṣṇa, intitulé : « Victoire sur Kāliya ».